Une fièvre raciste anti-Noirs s’empare de la Tunisie

La montée des violences racistes dans le pays, déclenchée par les déclarations anti-migrants du président Kaïs Saïed, s’inscrit dans une longue histoire de violences perpétrées contre les populations noires.

Le 21 février 2023, une déclaration du président tunisien, Kaïs Saïed, appelant à l’arrêt des «hordes de migrants clandestins» subsahariens présents dans son pays, a suscité une vague d’indignation dans toute la région.

Selon lui, cette immigration serait une «source de violence, de crimes et d’actes inacceptables», à laquelle il faudrait «mettre rapidement fin».

Le «grand remplacement» fait des petits

Empruntant un concept cher à l’extrême droite, popularisé notamment par Éric Zemmour pour évoquer les périls de l’immigration venant du Sud (y compris, donc, de Tunisie) et ayant pour nom «le grand remplacement», Saïed soutient que cette immigration venant du Sud (il y a toujours un Sud du Sud) relèverait d’une «entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie» afin de la transformer, selon ses termes, en un pays «africain seulement», et d’estomper son caractère «arabo-musulman».

Dès le lendemain de cette diatribe, une trentaine d’associations de la société civile tunisienne ont signé une déclaration pour dénoncer des propos «populistes» et venant conforter «une campagne haineuse qui […] risque d’ébranler le tissu social et une population déjà fortement malmenée par les conséquences des crises socio-économiques».

Les signataires ont souligné le fait que cette rhétorique politique empruntée par Kaïs Saïed «reprend à son compte les pires travers des idéologies et des thématiques prônées par les mouvements identitaires et d’extrême droite en Europe et aux États-Unis».

Quatre jours plus tard, une grande manifestation a mobilisé à Tunis des centaines de citoyens pour dénoncer le discours «raciste» de leur président et exprimer leur solidarité avec les Subsahariens, victimes d’ostracisme.

Interrogé par France 24, l’ex-président tunisien Moncef Marzouki, ennemi juré de Kaïs Saïed, s’est dit «choqué» et «accablé» par les propos tenus par son successeur, qu’il accuse de «mener le pays vers la catastrophe».

L’Union africaine a appelé ses États membres à «s’abstenir de tout discours haineux à caractère raciste, susceptible de nuire aux personnes». Il est rare qu’un État africain soit accusé de racisme, depuis la fin du régime d’apartheid.

«Cela risque de tout brûler»

Sur les réseaux sociaux, les condamnations sont encore plus virulentes. Les prises de positions soudaines du chef de l’État étonnent, et rouvrent du même coup le débat. «M. le président, lit-on sur Twitter, la Tunisie est arabe, musulmane mais surtout africaine. Les Grecs et les Romains appelaient la Tunisie “Africa”. Le nom du continent vient de là si vous ne le saviez pas!» Pendant le Moyen Âge, la région de l’actuelle Tunisie était de fait appelée «Ifriqiya».

Plus offensif, un autre internaute appelle les Africains à boycotter les entreprises et les produits de «ces pays racistes anti-Noirs». «Pas de tourisme au Maghreb, pas de voyage avec leur compagnie aérienne, etc.»

Interrogé par Slate, l’avocat et défenseur des droits humain Negad El-Borai estime que «ce que fait Kaïs Saïed est une fuite en avant et une diversion dangereuse». Pour lui, le dernier discours de Saïed, en plus d’enfreindre les conventions internationales ratifiées par la Tunisie, «alimente le racisme entre les citoyens tunisiens.

Tous les dictateurs sont généralement ségrégationnistes, ethniquement ou religieusement». Il appelle le chef de l’État à cesser d’attiser le feu du racisme dans son pays, «parce que cela risque de tout brûler».

Dans le camp des soutiens du président, on tente de trouver des justifications, en mobilisant les mêmes poncifs qu’ont l’habitude de brandir, outre-mer, les militants d’extrême droite: «Ça n’a rien à voir avec la négrophobie, rétorque un supporter du président, la Tunisie a un taux de chômage de presque 40%, l’inflation est en train de détruire le pays, les locaux [comprendre les autochtones, ndlr] n’ont pas de quoi se nourrir, ce n’est pas la meilleure période pour accueillir du monde.»

Des manifestations racistes aux agressions

Des vidéos choquantes relayées par des médias locaux montrent des réfugiés subsahariens torturés et agressés par des Tunisiens à la suite du discours controversé du chef de l’État.

Les migrants venus des pays du Sahel vers la Tunisie –ils sont un peu plus de 21.000 selon les chiffres de 2021, dont des étudiants– sont souvent maltraités par les autorités (confiscation de documents d’identité, absence de prise en charge médicale, internement…). Ces dernières n’ont rien à envier aux autres pays du Maghreb, par lesquels ces exilés sont obligés de transiter pour gagner l’autre rive de la Méditerranée.

La mort de vingt-trois personnes à Melilla, en juin 2022, à la suite de violences perpétrées par les forces de sécurité marocaines, illustre bien cette animosité envers les Africains de peau noire. En Algérie aussi, les ONG internationales dénoncent régulièrement des expulsions «musclées» de ressortissants nigériens vers les frontières.

Dans ces trois pays, le racisme anti-Noirs touche parfois également les ressortissants autochtones: la vague déclenchée par le discours de Kaïs a été à l’origine d’actes racistes commis contre des Tunisiens ayant la peau noire.

La traite négrière, une longue histoire arabe

Cet incident provoqué par l’autocrate de Carthage ravive l’histoire embrouillée du racisme anti-Noirs ou de la négrophobie dans cette partie d’Afrique. C’est l’histoire d’une traite arabo-musulmane qui rivalisa pendant longtemps avec la filière européenne, mais restera taboue, parce que non assumée et occultée par l’historiographie.

Avec l’extension de l’Empire ottoman en Afrique du Nord, l’esclavage s’est répandu dans toutes les grandes villes de la région, de Marrakech à Tripoli, en passant par Alger et Tunis.

Les marchés d’esclaves s’approvisionnaient notamment dans les régions du Zambèze, du Soudan et du Zanzibar. Cela se faisait soit dans des opérations de vente-achat, soit par des actes de piraterie.

Cette histoire est restée un point aveugle, notamment parce que l’islam se prononce explicitement contre l’esclavage (mais seulement d’un musulman par un autre), et qu’il avait commencé à affranchir les esclaves.

Dans les faits, les différentes dynasties musulmanes, au Machrek comme au Maghreb, ont toujours pratiqué ce commerce, jusqu’au XIXe, voire jusqu’au XXe siècle. On en trouve des traces jusqu’à aujourd’hui, dans certaines tribus du nord de l’Algérie peuplées d’«aklan» («esclaves» en berbère), astreints à des corvées comme la boucherie.

On trouve aussi l’image stéréotypée des eunuques noirs dans les harems décrits dans la littérature classique, comme dans Les Mille et Une Nuits, et qui sera reconduite par le cinéma.

Cela dit, à l’image de la traite européenne, la traite orientale, dominée pendant longtemps par les Turcs, utilisait les contingents d’esclaves noirs (appelés «zengis») venus du Sahara et de la mer Rouge, dans les mines, les travaux d’irrigation et les plantations, jusque dans la presqu’île ibérique. Selon l’historien américain Ralph A. Austen, 17 millions de personnes auraient été déportées par les négriers musulmans entre 650 et 1920.

La pratique de l’esclavage demeure toujours d’actualité dans certains pays de la région, comme en Mauritanie, même si elle est officiellement abolie dans le pays depuis 1981: une minorité de Maures noirs, les Haratins, installés dans les oasis, y sont soumis au vu et au su des autorités. Ils sont entre 340.000 et 680.000, soit 10% à 20% de la population mauritanienne, à être utilisés comme esclaves.