Au Burkina Faso, « les soldats voulaient s’assurer qu’il n’y avait pas de survivants »

Le président burkinabé Ibrahim Traore, en juillet 2023 en Russie.
© Fournis par Le Monde

Plus de 200 civils ont été tués fin février dans le nord du pays, selon Human Rights Watch. Un nouveau massacre imputé à une armée qui ne parvient pas à contenir l’insurrection djihadiste.

Au moins 223 civils, dont 56 enfants, ont été exécutés le 25 février dans deux villages du nord du Burkina Faso par leur propre armée, selon Human Rights Watch (HRW). La révélation de ce massacre, l’un des pires depuis le début de l’insurrection djihadiste dans le pays en 2015, deux mois après les faits, a été permise par les témoignages de quatorze rescapés des tueries, d’organisations internationales et de la société civile, ainsi que par l’analyse de photos et de vidéos.

A Nodin et Soro, deux villages situés à une vingtaine de kilomètres de la frontière malienne et assiégés – comme de nombreux autres – par les djihadistes du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, affilié à Al-Qaida), des « soldats ont ordonné à des personnes de sortir de chez elles » avant de les « rassembler en trois groupes – hommes, femmes et enfants » et de leur « tirer dessus à bout portant, achevant ceux qui étaient encore vivants », selon les récits des rescapés recueillis par l’organisation de défense des droits humains. Les « individus qui s’enfuyaient » ont également été visés.

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Quand les quelque cent soldats burkinabés sont arrivée à bord de véhicules blindés et à moto, à Soro, après avoir déjà tué dans le village voisin de Nodin, « ils ne nous ont posé qu’une seule question : “Pourquoi ne nous avez-vous pas prévenus de l’arrivée des djihadistes ?” Et ils ont ajouté, en se répondant à eux-mêmes : “Vous êtes des terroristes !” Puis ils ont commencé à nous tirer dessus », raconte une femme de 32 ans, blessée à la jambe, et qui dit avoir vu des « morts tomber sur [elle] ».

« Dans la quatrième, nous avons mis des enfants de six, sept et huit ans », relate un résident de Soro, âgé de 23 ans, énumérant les fosses qu’il a contribué à creuser pour enterrer les siens. « Pour les septièmes et huitièmes tombes, j’étais trop fatigué pour regarder », conclut-il. HRW a pu confirmer la majorité de ces charniers à partir d’images satellites.

Dans la foulée de ces massacres, la justice a annoncé l’ouverture d’une enquête, mais, depuis, aucune de ses conclusions n’a été rendue publique. Comme à chaque accusation d’exactions visant l’armée, au pouvoir. A Karma, un autre village du nord, les soldats avaient tué 83 hommes, dont 45 enfants, en avril 2023. A Zaongo, au centre du pays, au moins 70 personnes, « principalement des personnes âgées et des enfants » selon HRW, sont mortes sous les balles de l’armée en novembre. Si des procédures ont été engagées, aucune suite n’a été communiquée, pas même aux rescapés.

« Nous voulons juste vivre »

Dans le cas de Nodin et de Soro, les autorités n’ont pas même évoqué le sort des victimes civiles. Invité à la télévision d’Etat le lendemain des massacres, Mahamoudou Sana, le ministre de la sécurité, a rendu hommage « au professionnalisme et à la bravoure » des forces de sécurité qui ont permis d’infliger « d’énormes dégâts » à « l’ennemi ». « Désormais, c’est cette réponse qui sera apportée à toute tentative d’attaque », a-t-il prévenu, satisfait de cette stratégie antiterroriste « de rupture » qui a, selon lui, permis à l’Etat de regagner du terrain face aux groupes djihadistes.

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La réalité est cependant moins réjouissante. Depuis l’installation au pouvoir de la junte du capitaine Ibrahim Traoré fin septembre 2022, jamais le conflit avec les groupes djihadistes n’a fait autant de morts. En un an et demi, au moins 7 000 Burkinabés, civils, soldats et combattants djihadistes ont été tués, selon l’ONG Acled. Le 18 avril, des centaines de Burkinabés ont manifesté à Diapaga, dans l’est du pays, en dépit de l’interdiction des autorités, pour exprimer leur colère et leur désarroi. « Halte aux faux rapports sur la situation sécuritaire », « Sauvez-nous », « Les populations meurent de faim », « Nous voulons juste vivre », pouvait-on lire sur les pancartes.

Deux jours après cette marche relayée par la presse et les blogueurs locaux, Soamboala Lompo, un des animateurs du groupe Facebook de 65 300 membres nommé « Infos de la Tapoa en temps réel », a disparu. Connu sur les réseaux sociaux pour relayer des informations sur la situation sécuritaire dans l’Est, le Burkinabé a été « arrêté à Ouagadougou dans la soirée du 20 avril par deux hommes armés en tenue civile », a précisé un des administrateurs du groupe dans un post publié mardi 23 avril.

Voix critiques enrôlées de force dans l’armée

Le lendemain, un autre a publié une photo du blogueur, assortie d’un appel à sa libération et d’un slogan révélateur du climat de terreur que fait régner la junte : « La liberté d’expression s’arrête là où commence la vérité qui dérange ». Tous soupçonnent que le régime ait réservé à Soamboala Lompo le même sort qu’au défenseur des droits humains Daouda Diallo ou au lanceur d’alerte Wendpouire Charles Sawadogo.

Ces deux voix critiques ont été enrôlées de force pendant plusieurs mois dans l’armée. Le premier a été libéré en mars mais le second reste porté disparu, comme des dizaines d’autres voix critiques, enrôlées, arrêtées ou enlevées sur ordre des autorités. Contactés, ni l’armée, ni le gouvernement burkinabés n’ont répondu aux sollicitations du Monde.