En Centrafrique, l’attaque contre Dmitri Sytyi, chef de la propagande russe, ravive les tensions entre Paris et Moscou

Alors que le fondateur du groupe Wagner accuse la France d’être « un Etat soutien du terrorisme », la cheffe de la diplomatie française a rejeté des accusations « fantaisistes ».

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Dmitri Sytyi, l’une des figures les plus visibles du groupe de mercenaires Wagner en Centrafrique, a été victime d’un colis piégé, vendredi, selon le service de presse de l’ambassade de Russie, cité par l’agence de presse officielle TASS. L’homme de 33 ans, directeur général de la Maison russe, un centre culturel situé au centre de la capitale Bangui, « a reçu vendredi un colis anonyme, l’a ouvert et une explosion s’est produite », indique le communiqué.

Selon les premiers éléments de l’enquête, le colis « contenant un engin explosif a été expédié au responsable de la Maison russe (…) en provenance de la ville de Lomé », la capitale du Togo, a déclaré, mardi 20 décembre, le procureur de la République de Bangui, Benoît Narcisse Foukpio. Il a été envoyé « par le service international de la société DHL (une société de transport) sur un vol de la compagnie Kenya Airways », a-t-il conclu.

Hospitalisé avec des « blessures sérieuses », l’état de Dmitri Sytyi était « stable et grave » samedi, selon un message de l’ambassade publié sur les réseaux sociaux. Il a été évacué lundi « vers la Russie », dans un avion qui a décollé « à 12 heures (heure de Moscou) », peut-on lire sur la page Facebook de la représentation diplomatique, où ont été postées des images d’une ambulance et de manifestation de soutien à « Dmitri ».

Concessions minières

Selon Evguéni Prigojine, fondateur du groupe paramilitaire Wagner, l’implication de la France dans cet attentat ne fait aucun doute. « Je me suis déjà adressé au ministère russe des affaires étrangères pour qu’il lance une procédure afin de déclarer la France comme Etat soutien du terrorisme », a déclaré le service de presse du milliardaire, proche de Vladimir Poutine. Le colis piégé adressé à Dmitri Sytyi aurait été, selon lui, accompagné d’un message de revendication disant : « C’est pour toi, de la part de tous les Français, les Russes ficheront le camp d’Afrique. »

En déplacement à Rabat, au Maroc, Catherine Colonna, la ministre des affaires étrangères française, a rejeté ces accusations : « Cette information est fausse et c’est même un bon exemple de la propagande russe et de l’imagination fantaisiste qui caractérise parfois cette propagande… Cette milice [Wagner] se livre à des exactions regrettables sur les populations civiles et il y aurait beaucoup à dire sur elle. »

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La République centrafricaine, dont le sous-sol est riche en or et en diamants, est le théâtre d’une lutte d’influence entre la France et la Russie. Devenu un laboratoire de la propagande russe sur le continent, Bangui s’est tournée vers Moscou en 2018 après que Paris a mis un terme à l’opération « Sangaris », lancée cinq ans plus tôt pour casser la spirale des tueries intercommunautaires, sans être parvenue à pacifier l’ensemble du territoire.

Après avoir signé un accord de défense avec les autorités, la société Wagner a déployé quelque 2 000 mercenaires dans le pays. En contrepartie d’un programme de formation de l’armée, devenu dans les faits un soutien militaire contre les groupes rebelles, la compagnie, qui assure également la protection du président Faustin-Archange Touadéra, – élu en 2016 puis 2020 -, a mis la main sur plusieurs concessions minières.

Relais politique

C’est à l’été 2021 que la France a définitivement suspendu sa coopération militaire avec la Centrafrique. Dans la presse et lors de manifestations à Bangui, l’ancienne puissance coloniale était alors victime d’une intense campagne antifrançaise orchestrée par la Russie. L’attaque perpétrée contre Dmitri Sytyi survient au lendemain du départ des quarante-sept derniers soldats français déployés sur le site de M’Poko, l’aéroport de Bangui. Les autorités centrafricaines ont évoqué une « vaste campagne de déstabilisation du pays », par ceux qu’elles désignent comme des « ennemis du peuple centrafricain », sans toutefois les nommer.

Figure de proue de la propagande russe en Centrafrique, Dmitri Sytyi a été placé sous sanction par le Trésor américain. Son nom figurait notamment sur une liste des employés de l’Internet Research Agency, une organisation russe de diffusion de propagande sur Internet. Celle-ci aurait notamment joué un rôle dans l’élection américaine de 2016 qui a vu arriver Donald Trump à la Maison blanche.

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Francophone, diplômé en marketing de l’école de commerce parisienne Skema Business School, Dmitry Sytyi est arrivé à Bangui officiellement en tant que traducteur. Il apparaît régulièrement aux côtés de Valery Zakharov, vétéran des services de renseignement russes et conseiller en matière de sécurité à la présidence de la République centrafricaine.

Les manœuvres militaires du groupe Wagner, elles, sont sous la direction de Vitali Perfilev, autre responsable des mercenaires en Centrafrique.

A la tête de la Maison russe, la mission de Dmitry Sytyi consiste aussi à soutenir le Kremlin en orientant la ligne éditoriale de plusieurs médias, comme la radio Lengo Songo. Il sert également de relais politique au groupe d’Evgueni Prigojine par le biais de la société Sewa Security, spécialisée dans la protection rapprochée. On le retrouve aussi parmi les actionnaires de Lobaye Invest, une autre société enregistrée en 2017 à Bangui et destinée à la prospection minière et au financement des paramilitaires.

Panneaux publicitaires

Cette lutte d’influence entre la France et la Russie se matérialise aujourd’hui dans le centre-ville de Bangui sous la forme de panneaux publicitaires. Financés notamment par Total Energie, Air France ou l’Agence française de développement (AFD), certains assurent dans un slogan que « La France ti-be Africa » (« La France est du côté de la Centrafrique ». Ils montrent une tour Eiffel entourée de flammes stylisées de couleur bleue et rouge.

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D’autres affiches font, elles, la promotion des liqueurs et vodkas « Wa na Wa » (« encore plus fort, en sango »), une boisson « fabriquée en Centrafrique avec la technologie russe », d’après plusieurs médias de propagande. Ses stocks sont situés derrière la Maison russe qui dispense des cours de langue et projette des films à la gloire de la Russie dont Touriste, un long-métrage mettant en scène la reconquête par les forces armées centrafricaines et leurs alliés des territoires aux mains des rebelles. Une reprise entachée d’exactions (meurtres, tortures, viols…) commises contre les civils, dénoncée par la France, un groupe d’experts de l’ONU et plusieurs organisations non gouvernementales (ONG).

Selon l’AFP, la Maison de la Russie est restée ouverte. Dans la nuit de dimanche 18 décembre à lundi, un incendie a ravagé les locaux de la délégation de l’Union européenne, sans faire de blessés. Les causes n’ont pas été précisées par les autorités.

Le Monde