Au Burkina Faso, le capitaine Ibrahim Traoré, le président énigmatique qui défie la France

Au Burkina Faso, le capitaine Ibrahim Traoré, le président énigmatique qui défie la France

Maîtrisant sa communication d’une main de fer, le leader de la junte se tourne désormais vers la Turquie et la Russie, son nouvel allié politique et stratégique.

Il s’en est passé du temps depuis ces années où le jeune Ibrahim Traoré prenait la parole sur les bancs de l’université de Ouagadougou pour défendre ses camarades de classe. C’était il y a un peu plus de dix ans. A l’époque, cet ancien délégué de l’Association nationale des étudiants du Burkina (ANEB), puissante organisation estudiantine d’inspiration marxiste, s’imaginait-il prendre un jour la tête de son pays ?

Le licencié de géologie a depuis reçu ses galons de capitaine, puis il a vu son pays s’effondrer face aux violences djihadistes et a arraché le pouvoir à la force des armes en septembre 2022, devenant à 35 ans le plus jeune chef d’Etat du monde. Mais huit mois après son putsch au Burkina Faso, Ibrahim Traoré reste une énigme. Il est peu bavard, ses prises de parole sont contrôlées et réservées aux caméras de la junte, la presse étant sciemment tenue à distance de ses déplacements.

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Soucieux de contrôler son image, le capitaine maîtrise sa communication d’une main de fer. Sans doute s’est-il juré de ne pas répéter les maladresses de ses prédécesseurs. Celles du lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba, dont il avait soutenu le putsch en janvier 2022 avant de le renverser, qui avait été raillé pour son manque de charisme. Ou encore celles de Roch Marc Christian Kaboré (2015-2022), trop passif face à la menace terroriste et qualifié de « président diesel » par les Burkinabés.

Le pays a besoin d’un chef de guerre et c’est ce que le jeune « IB » a promis à ses concitoyens. Le 4 mai, devant les caméras de la Radiodiffusion-télévision du Burkina (RTB), le capitaine Traoré a tenté de convaincre, en précisant son plan pour reconquérir les vastes pans de territoire désertés par l’Etat, à grand renfort d’anecdotes de terrain. Comme l’attaque de la base de la Mission des Nations unies (Minusma) à Tombouctou, au Mali, en 2018, où l’ancien officier du bataillon burkinabé de la force onusienne a vu des kamikazes user de la « perfidie » pour s’infiltrer, déguisés en casques bleus.

Le manque d’équipement dans l’armée au Burkina Faso, avec « quatre à cinq soldats pour une kalach’ », enrage-t-il. Et les négociations avec des chefs djihadistes en 2020, sous le régime de Kaboré, pour tenir les élections, où il raconte avoir reçu l’ordre d’arrêter les combats et vu des « valises d’argent » défiler la nuit. « Ça fait très mal aux soldats de voir ça. Pire, on a été nargué. (…) Les militaires étaient découragés », fulmine-t-il.

Une stratégie du « tout-militaire »

Ibrahim Traoré, originaire de Kéra, dans la Boucle du Mouhoun, une région assaillie par les attaques au nord-ouest, entend mener une lutte offensive et milicienne contre le terrorisme. Pour épauler l’armée, les autorités assurent avoir recruté quelque 90 000 « volontaires pour la défense de la patrie » (VDP), des supplétifs civils régulièrement accusés de bavures contre les civils. « Pas question de négocier », martèle l’officier, qui veut plutôt « attritionner l’ennemi au maximum » pour contraindre les combattants à « déposer les armes », le slogan devenu le leitmotiv de la junte, scandé chaque soir au journal de la télévision nationale.

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Une stratégie du « tout-militaire » nourrie par ses années passées au front, depuis l’éclatement de l’insurrection djihadiste au Burkina Faso en 2015. Homme de terrain, le putschiste a fait ses armes au fil des débâcles de l’armée et a participé à plusieurs opérations d’envergure dans l’est et le nord du pays, notamment à Djibo, où il était placé sous les ordres du lieutenant-colonel Damiba, alors commandant du groupement des forces armées antiterroristes en 2017.

« C’était un officier très engagé sur le plan opérationnel, mais c’est quelqu’un de nerveux et buté », raconte un ancien camarade.

Ibrahim Traoré fait partie de cette jeune génération de soldats diplômés de l’Académie militaire Georges-Namoano, une école de formation d’officiers moins glorieuse que le Prytanée militaire de Kadiogo (PMK), dont Damiba et nombre de hauts gradés de l’armée burkinabée sont issus.

A Kaya, où il est nommé chef d’artillerie après le putsch du lieutenant-colonel, le capitaine se fera le porte-voix de la gronde montante des troupes auprès de la hiérarchie, avant de décider de renverser Damiba. « C’est un révolté, un condensé des frustrations des hommes de rangs face à leurs officiers supérieurs restés dans la capitale », résume un analyste, préférant s’exprimer sous l’anonymat.

« Pas besoin de soldats étrangers mais d’équipement »

Grâce à son âge, son expérience du terrain et son langage, « IB », comme l’appellent les Burkinabés, séduit une partie de la jeunesse, qui compte pour plus de 70 % de la population, mais reste largement sous-représentée au sein des institutions politiques.

Le 17 janvier, de retour dans son ancienne université, d’influence marxiste et panafricaniste, le chef d’Etat était en terrain conquis. Sous l’ovation des étudiants, cinq ans après le discours du président Macron sur le même campus, il promettait de revoir les accords militaires avec la France, l’ancienne puissance coloniale pour garantir la « souveraineté » du Burkina Faso.

Quelques jours plus tard, son gouvernement donnera un mois aux soldats français stationnés près de la capitale, depuis près de douze ans, pour partir. Le capitaine se tourne désormais vers la Turquie et la Russie, nouveaux alliés politiques et stratégiques. « La coopération existe depuis longtemps, mais là on est en train d’aller plus loin. Nous sommes satisfaits parce que l’on arrive à échanger sur ce que nous cherchons comme moyen, accompagnement. C’est franc », s’est félicité le chef d’Etat, lors de son entretien à la RTB.

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Le capitaine Traoré emboîtera-t-il le pas de son homologue malien, le colonel Assimi Goïta, qui a fait appel aux mercenaires du groupe paramilitaire russe Wagner ? Début décembre 2022, le premier ministre burkinabé s’était rendu à Moscou pour une « visite privée », effectuée à bord d’un avion de l’armée malienne.

Une source occidentale affirme qu’il y aurait rencontré de « hauts responsables de Wagner qui lui ont probablement proposé ses services ».

Depuis, les autorités nient toute présence de mercenaires russes sur son sol. Le régime de Traoré semble, pour l’heure, privilégier le recours à ses propres forces dans la lutte antidjihadiste. « Nous n’avons pas besoin de soldats étrangers, mais d’équipement. Nous avons déjà nos VDP qui connaissent mieux le terrain », insiste une source proche du gouvernement.

Manier le verbe sankariste et agiter la rue

Le 19 avril, Ibrahim Traoré a sonné la « mobilisation générale », autorisant la réquisition des Burkinabés de plus de 18 ans pour participer à l’effort de guerre. De quoi rappeler la « défense populaire généralisée » prônée par Thomas Sankara, l’ancien président révolutionnaire assassiné en 1987 et dont il invoque régulièrement les idéaux lors de ses discours : « Mobilisation patriotique », lutte contre « l’impérialisme », « développement endogène »…

L’ancien leader estudiantin sait manier le verbe sankariste et agiter la rue. Comme lors de son coup d’Etat où, face à la résistance du camp Damiba, le putschiste n’avait pas hésité à accuser son supérieur de s’être réfugié avec les forces françaises pour planifier « une contre-offensive », attisant la colère des manifestants et renversant le rapport de force en sa faveur.

Sur les réseaux sociaux, la propagande et la désinformation tournent à plein régime. Fragilisée par l’engrenage des violences, la junte tente de fédérer autour d’elle, soutenue par une galaxie d’activistes qui, librement, menacent de mort et insultent les voix critiques.

Après le massacre du village de Karma, le 20 avril, dans le nord du pays, où au moins 150 habitants ont été exécutés par des soldats présumés, des messages ont rapidement circulé, accusant la France de chercher à « déstabiliser » la transition.

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Des milliers de manifestants se sont rassemblés dans la capitale, le 6 mai, pour aussitôt dénoncer des « massacres terroristes planifiés » par la communauté internationale. Alors que les rassemblements restent interdits depuis le putsch, le régime de Traoré a laissé ses partisans brûler le drapeau de l’Union européenne et de l’OTAN.

A Ouagadougou, un climat de peur et de suspicion règne. Ces dernières semaines, les arrestations de journalistes et d’opposants se multiplient. Selon la presse locale, plusieurs figures politiques, dont l’ex-chef de l’opposition et ancien ministre Zéphirin Diabré, ont été auditionnées par la police judiciaire. L’incertitude demeure quant à un retour des civils au pouvoir et à la tenue d’élections prévues en principe en juillet 2024.

Le virage autoritaire de la junte burkinabée en dit long sur la peur d’un complot au sommet, alors que le capitaine Traoré s’isole et peine à rassembler une armée profondément déchirée.

Au cœur de la capitale, la nouvelle présidence, délocalisée en toute discrétion dans les locaux de la primature face à la télévision nationale il y a quelques mois, s’est transformée en forteresse militaire. Chaque nuit, des groupes de partisans se relaient pour veiller sur la sécurité d’« IB ».

Le MondeArticle de Sophie Douce