Voilà, c’est fini: les États-Unis n’aideront plus l’Ukraine

Volodymyr Zelensky et Joe Biden lors de leur rencontre à Washington, le 21 septembre 2023. | Jim Watson / AFP

Lundi 4 novembre, la Maison-Blanche a déclaré être «à court d’argent» pour aider l’Ukraine. Elle a ajouté: «Sans action du Congrès d’ici à la fin de l’année, nous serons à court de ressources pour acheter des armes et des équipements à l’Ukraine et pour fournir du matériel provenant des stocks de l’armée américaine.»

Début novembre, le speaker (président) de la Chambre des représentants a pourtant signalé son intention de faire voter une nouvelle aide militaire pour Israël et l’Ukraine avant Noël, tout en la conditionnant pour Israël à des coupes budgétaires dans le service des impôts des États-Unis (IRS) et, dans le cas de l’Ukraine, à des changements importants dans la politique de contrôle des frontières ainsi qu’à un audit indépendant portant sur les sommes versées.

En effet, les Républicains demeurent convaincus qu’une part significative de l’aide à l’Ukraine est détournée (nos sources à Washington évoquent le chiffre de 50%, ce qui semble extravagant et peu crédible); la Heritage Foundation, très influente auprès des conservateurs, juge trop timides les demandes actuelles sur le contrôle aux frontières; certains Démocrates veulent conditionner l’aide à Israël à une solution humanitaire à Gaza… Bref, la Chambre des représentants n’a jamais été aussi divisée. Les plans d’aide sont loin d’être votés.

Il y a quelques mois, nous expliquions que la guerre en Ukraine dépendait du calendrier électoral américain. Si cela reste le cas, quatre facteurs ont encore modifié la donne.

À onze mois des élections, les Républicains sont de plus en plus tributaires de leur branche MAGA («Make America Great Again»), résolument anti-Ukraine. L’échec de la contre-offensive couplé aux progrès russes sur le front a entaché la crédibilité de Volodymyr Zelensky et aussi d’une partie de son état-major.

En effet, selon le Washington Post, pendant des mois, le Pentagone a milité pour une contre-offensive plus concentrée, déclenchée au début du printemps; au final, Kiev a opté pour une approche plus «prudente» mais qui n’a pas fonctionné. Les nombreuses rumeurs de corruption, de luttes intestines, d’isolement de Volodymyr Zelensky, de plus en plus critiqué, notamment par le maire de Kiev, ont beaucoup nui à l’image de l’Ukraine à Washington. L’attaque du Hamas le 7 octobre a détourné l’attention du front de l’Est.

Au total, en dix-huit mois, les États-Unis auront déboursé plus de 100 milliards de dollars, soit 92,6 milliards d’euros –les estimations varient. C’est plus de 5% du budget total de l’armée américaine, soit un chiffre historique. Mais, à moins d’un coup de théâtre, la source s’est tarie. Dans un contexte de paralysie du système politique américain, l’Ukraine va devoir changer de stratégie.

L’après Zelensky

Le 3 octobre, deux semaines après la visite en demi-teinte du président ukrainien, Kevin McCarthy est évincé par la frange extrême de son parti; quatre jours plus tard, le Hamas attaque le sud d’Israël; le 13, les Russes lancent leur première offensive majeure contre Avdiïvka; et enfin, le 25, après trois semaines d’incertitude, Mike Johnson, un Louisianais ultraconservateur, est élu speaker de la Chambre des représentants.

Après vingt ans de guerres ruineuses en Irak et en Afghanistan, la doctrine américaine est en train d’évoluer.

Le 5 novembre, Donald Trump, grand favori de la primaire républicaine, se trouve pour la première fois en tête des sondages dans les «battleground states» contre Joe Biden. À quelques semaines des primaires et à onze mois de l’échéance électorale, les voyants sont au rouge pour le président sortant: économie («Bidenomics»), préoccupations sur son âge et sa santé, perte de vitesse au sein de son électorat. Au même moment, la bataille budgétaire fait rage, enjeu essentiel pour les Républicains soucieux de se démarquer d’une administration qui a renoué avec les investissements «à la Roosevelt».

Ainsi, en 2024, les intérêts de la dette dépasseront le budget annuel de la Défense. Bilan: le GOP n’a jamais été aussi divisé entre les faucons (Lyndsey Graham, Nikki Haley, Mitt Romney…), qui veulent augmenter les dépenses militaires, et la frange isolationniste, représentée par le Freedom Caucus ou les MAGA, qui veut les réduire. Mais la réalité, c’est que l’Amérique est engagée sur trois fronts.

Trois guerres par procuration

En dépit des rengaines sur le «déclin de l’Amérique», les États-Unis représentent 39% des dépenses militaires mondiales, un chiffre astronomique qui permet à Washington d’intervenir simultanément sur trois fronts: Ukraine, Israël, Taïwan, trois «têtes de pont» censées barrer la route respectivement à la Russie, l’Iran et la Chine.

Après vingt ans de guerres ruineuses en Irak et en Afghanistan, la doctrine américaine est en effet en train d’évoluer. Fort du «succès» ukrainien (échec de l’armée russe face à un adversaire plus faible mais bénéficiant de l’armement, de la technologie et du renseignement des États-Unis), l’administration démocrate est en train de modifier radicalement sa politique moyen-orientale (virage à 180 degrés sur l’Iran et l’Arabie saoudite), et est déterminée à contenir la Chine partout dans l’Indopacifique.

La stratégie mise en place entre le département d’État, la CIA et le Pentagone se décline en plusieurs volets: consolidation des alliances, partage du renseignement, soutien militaire des alliés face aux menaces présentes (Ukraine, Israël) ou à venir (Taïwan). Ainsi, peu après l’attaque du Hamas, Washington a envoyé des missiles à Israël pour ravitailler le Dôme de fer, ainsi que deux porte-avions dans la région. Objectif: dissuader les acteurs tentés de s’engager dans le conflit (Iran, Hezbollah ou Houthis), mais aussi faire barrage à tout interventionnisme de Moscou.

Quant à Taïwan, l’administration Biden est engagée dans une course contre la montre sur le sujet. Avec l’extraordinaire montée en puissance de la Chine et le sous-investissement militaire de «l’île rebelle», la doctrine traditionnelle, s’appuyant sur l’armée de l’air et la marine pour empêcher l’invasion, est en train d’être repensée afin de rendre la conquête de l’île impossible. Une stratégie connue sous le nom de «Fortress Taiwan».

Comment mener trois guerres à la fois?

L’Ukraine, Israël et Taïwan ont tous trois besoin de missiles Patriot, de Stinger, de Javelin; or, depuis le début du conflit ukrainien, les États-Unis auraient livré jusqu’à un tiers de tous leurs stocks existants. Mais ce n’est pas tout: les stocks d’obus de 155 mm sont également bas, de même que les missiles de croisière antinavires, et la liste continue.

Mais cette comptabilité omet une réalité cruciale: les trois «guerres» (réelles ou potentielles) et donc leurs besoins en armements sont différents. Le conflit ukrainien est avant tout une guerre de «haute intensité», reposant sur un gros investissement en hommes, artillerie, missiles à courte et longue portée, tanks, etc.

L’Ukraine serait en théorie la moins susceptible de pâtir d’un arbitrage défavorable dans la «concurrence» aux armements.

Par contraste, la guerre de Gaza est un conflit de «faible intensité», opposant une armée de terre habituée au combat urbain à un mouvement terroriste armé par Téhéran (à l’instar du Hezbollah, que les États-Unis ne veulent pas voir entrer dans la guerre, en partie pour ne pas épuiser davantage ses stocks en munitions en fournissant Israël). Quant à la stratégie taïwanaise, elle s’appuie sur un renforcement de l’armée de terre, sur des défenses aériennes, des missiles antinavires, des missiles longue portée.

Ainsi, des trois foyers de conflits, l’Ukraine offre les caractéristiques les plus différentes; elle serait en théorie la moins susceptible de pâtir d’un arbitrage défavorable dans la «concurrence» aux armements. Mais c’est compter sans la politique.

La majorité républicaine a vite choisi

Historiquement soutenu par les Démocrates, Israël trouve maintenant ses appuis les plus puissants au sein du Parti républicain (à l’instar des partis de gauche européens, la frange «progressiste» du Parti démocrate est de plus en plus critique vis-à-vis de l’État hébreu). Le soutien à Israël reste toutefois «bipartisan», c’est-à-dire qu’il fait l’unanimité.

Plus loin, dans le Pacifique, Républicains comme Démocrates sont convaincus que le principal enjeu stratégique des vingt dernières années est la concurrence hégémonique de la Chine. Aider Taïwan à repousser toute tentative d’invasion de Pékin s’inscrit donc dans cette logique. Reste l’Ukraine; si Kiev jouit toujours d’un soutien sans failles des Démocrates, une bonne partie des Républicains y sont hostiles.

Il n’y aura pas de consensus sur l’Ukraine. L’aide est terminée.

Pourquoi? Si on interroge nos sources, les réponses varient entre le fait que «l’Ukraine est un nid de corruption» (également l’argumentation sous-jacente dans l’enquête en destitution de Joe Biden), que «ce n’est pas une démocratie» (car Volodymyr Zelensky veut repousser les élections de mars 2024), et plus prosaïquement que «l’aide militaire doit bien finir par s’arrêter».

Mais derrière ces arguments rationnels se profile une réalité électoraliste: Donald Trump contrôle plus de la moitié de l’électorat républicain, isolationniste, religieux et rétif à toute forme de rationalité; sans ces votes, pas de victoire à la Maison-Blanche, à la Chambre des représentants ou au Sénat. Or, Donald Trump a une longue histoire avec l’Ukraine et Volodymyr Zelensky. Il lui doit son premier procès en destitution et, s’il n’aime pas le président ukrainien, il reste un fan de Vladimir Poutine.

Ainsi, avec une majorité républicaine à la Chambre des représentants, une situation d’impasse budgétaire, et la campagne électorale qui bat déjà son plein, il n’y aura pas de consensus sur l’Ukraine. L’aide est terminée. Kiev va devoir compter davantage sur ses propres ressources. Dans un monde normal, ce serait l’opportunité pour les Européens de prendre en main leur destin en se substituant à Washington… Mais vit-on dans un monde normal?

Article de Phénix  • 2h