Sénégal : « l’émergence », défi inachevé de la présidence de Macky Sall

Le président sénégalais, Macky Sall, au Sommet pour un nouveau pacte financier, à Paris, le 23 juin 2023.
© Fournis par Le Monde

Le chef de l’Etat sortant a transformé le pays avec de grands chantiers d’infrastructures, attirant les investisseurs et dopant la croissance du PIB, mais avec de faibles retombées pour la population, confrontée à un chômage élevé et à une forte inflation.

Il a été, comme ministre de l’économie et des finances, l’un des principaux artisans du Plan Sénégal émergent (PSE). Et il n’a de cesse, comme candidat, d’en chanter les bienfaits. S’il est un domaine dans lequel Amadou Ba, champion de la coalition au pouvoir pour l’élection du dimanche 24 mars, s’inscrit dans les pas du président Macky Sall, c’est bien la politique de grands travaux lancée en 2014. Mais pour conduire le pays et ses 18 millions d’habitants sur la voie de « l’émergence » à l’horizon 2035, le chemin est encore long.

En douze ans, le visage du Sénégal s’est transformé. Des infrastructures modernes ont poussé à travers tout le pays. Un train express régional (TER) part désormais de Dakar jusqu’à la nouvelle ville de Diamniadio. C’est dans ce centre administratif flambant neuf, sorti de terre à une trentaine de kilomètres de la capitale, qu’ont poussé l’immense stade Abdoulaye-Wade, le centre international de conférences Abdou-Diouf et le palais des sports Dakar Arena.

A Dakar, les bus électriques (Bus Rapid Transit) vont bientôt commencer à rouler et des autoroutes ont été construites pour rejoindre les villes de Touba et Kaolack. « Plus de 2 millions de personnes sont directement concernées, c’est concret », assure Djiby Diagne, directeur adjoint du bureau opérationnel de suivi du PSE.

Ces projets de modernisation ont attiré les investisseurs étrangers et permis au Sénégal d’atteindre un taux de croissance moyen du PIB de 5 % sous Macky Sall, contre 3,3 % au temps d’Abdoulaye Wade (2000-2011). « Cela reste supérieur à la croissance moyenne en Afrique, mais le pays n’atteint pas l’objectif de 7 % qui était affiché, à cause du contexte macroéconomique mondial qui s’est détérioré avec l’augmentation des taux d’intérêt et l’inflation engendrée par le Covid-19 et la guerre en Ukraine », nuance Arthur Minsat, chef de l’unité Afrique du centre de développement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Couverture maladie universelle

Bien que solide, la croissance économique brandie par les défenseurs du bilan de Macky Sall a du mal à toucher le monde rural, qui représente 53 % de la population sénégalaise. Entre 2011 et 2022, le pays a chuté de quinze rangs dans l’indice de développement humain (IDH), pour se classer à la 170e place sur 189. « Ces infrastructures ne sont pas créatrices d’emplois structurels et elles n’ont pas d’impact sur le chômage, qui était encore de 19,5 % en juillet 2023 », constate Meissa Babou, économiste à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar.

En outre, les investissements massifs dans les infrastructures ont fait augmenter en flèche la dette sénégalaise, qui a dépassé 14 000 milliards de francs CFA (21 milliards d’euros), soit plus de 76 % du PIB, en 2023. Un taux supérieur au seuil de convergence de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), fixé à 70 %.

« Le Sénégal vient de perdre un levier important en cas de crise et ne peut plus jouer son rôle de stabilisateur. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ont demandé au pays d’arrêter de subventionner l’électricité ou le carburant, dont les prix ont augmenté pour les consommateurs sénégalais », rappelle Khadim Bamba Diagne, directeur scientifique du Laboratoire de recherches économiques et monétaires (Larem) de l’UCAD.

Pourtant, l’amélioration des conditions de vie était « la priorité absolue » du candidat Macky Sall à la veille de son élection, en 2012. A l’époque, ce dernier promettait une « réelle rupture » avec son prédécesseur, Abdoulaye Wade le bâtisseur, pour mettre l’accent sur le social.

Douze ans après son arrivée au pouvoir, les coupures d’électricité sont devenues très rares en ville, et les villages dans la pénombre sont beaucoup moins nombreux. De 24 % en 2012, le taux d’électrification rurale est passé à 55 % au niveau national et à 90 % en zones urbaines grâce au triplement de la production d’énergie due à l’ouverture de nouvelles centrales électriques et à un investissement dans les énergies renouvelables, même si le coût élevé de l’électricité a encore un impact sur la compétitivité du secteur privé et sur le pouvoir d’achat des consommateurs.

Autre promesse tenue, la création d’une bourse de sécurité familiale de 35 000 francs CFA (53 euros) par trimestre, qui bénéficie à environ 350 000 ménages. La couverture maladie universelle (CMU) offre aussi la possibilité aux personnes démunies d’être affiliées à un régime d’assurance maladie moyennant une faible cotisation – voire gratuitement dans certains cas. « Mais tous les dispensaires et hôpitaux râlent, car l’Etat ne rembourse pas les frais. Et le montant de la bourse familiale est dérisoire. Il faudrait que le prochain président y mette plus d’argent », critique l’économiste Meissa Babou.

Gisements d’hydrocarbures

Car le pouvoir d’achat n’a cessé de se contracter ces dernières années. Le Sénégal est même devenu, sous Macky Sall, le pays d’Afrique où le coût de la vie est le plus élevé, selon le site de données collaboratives Numbeo. Avec une inflation qui a atteint un taux de 9,7 % en 2022, de nombreux ménages ont du mal à boucler les fins de mois, alors qu’un tiers de leur budget est amputé par le prix élevé des loyers. L’objectif de construire 15 000 logements sociaux par an n’a pas été atteint. Une contre-performance qui s’explique, entre autres, par les coûts élevés des matériaux de construction, pour la plupart importés.

Un mécanisme similaire a fait flamber les prix des produits agricoles. « Notre production intérieure est insuffisante. Résultat : cela coûte cher d’importer et nous n’avons pas de quoi dynamiser la transformation et développer l’agrobusiness, qui est pourvoyeur d’emplois », regrette Meissa Babou. La production de riz, aliment de base des Sénégalais, a augmenté de 198 %, réduisant la dépendance aux importations. Idem pour les oignons, dont la production a plus que doublé, et pour les pommes de terre, pour lesquelles les chiffres ont été multipliés par dix. Mais le pays n’est pas autosuffisant et l’agriculture, que pratiquent 45 % des ménages sénégalais, a encore du mal à être un secteur pourvoyeur d’emplois formels.

Les détracteurs du président sortant soulignent qu’un fossé s’est creusé entre Dakar et les autres régions du pays. « La capitale, où sont concentrés les investissements, étouffe à cause de l’exode rural, car Macky Sall a “dakarisé” l’économie sénégalaise », pointe l’économiste Khadim Bamba Diagne, qui recommande une territorialisation des politiques publiques afin d’attirer les entreprises et créer de l’emploi. Car le chômage des jeunes est une bombe à retardement dans un pays où des centaines de Sénégalais, mêmes diplômés, montent à bord de pirogues clandestines pour aller en Europe à la recherche d’un avenir meilleur.

Pour surmonter ces écueils, les autorités misent sur l’exploitation du gaz et du pétrole, qui a une fois de plus été retardée à septembre 2024. Après la découverte de trois gisements en 2014, le pays ambitionne de produire 100 000 barils de pétrole brut par jour et 2,5 millions de tonnes de gaz par an. De quoi engranger des recettes qui auraient une incidence positive sur le PIB, la consommation et les investissements privés. « L’étude d’impact que nous avons menée montre la possibilité de réduire la pauvreté de 6,9 % sur les trois ans qui vont suivre la mise sur le marché des premiers produits pétroliers. Les ressources seront là, tout sera une question de choix », explique Djiby Diagne, du bureau opérationnel de suivi du PSE.

Toutefois, « l’exploitation du pétrole et du gaz est une manne financière peu créatrice d’emplois », prévient Arthur Minsat, de l’OCDE : « Il appartiendra au gouvernement de bien gérer les allocations budgétaires pour que les recettes soient réinvesties dans les secteurs productifs de croissance et que des liens soient faits avec les autres secteurs de l’économie. » L’autre enjeu sera de développer un tissu d’entreprises locales en amont et en aval de l’exploitation, dans l’approvisionnement ou le raffinage par exemple. Un tournant délicat de l’économie sénégalaise qui devra être savamment négocié par le prochain chef de l’Etat.

Le Monde

Article de Théa Ollivier