Le narcotrafic en Côte d’Ivoire selon Miguel Angel Devesa Mera : « Ma vie est très agitée et je brasse beaucoup d’argent »

Des membres de la Direction de la police chargée des stupéfiants et des drogues (DPSD) lors d’une opération à Adjamé, une commune d’Abidjan, le 22 septembre 2023.
© Fournis par Le Monde

Depuis près de deux mois, se déroule au pôle pénal économique et financier d’Abidjan un procès de trafic international de cocaïne qui passionne le pays.

Il est la vraie star du procès qui accapare le pôle pénal économique et financier d’Abidjan depuis près de deux mois. Jugé pour trafic international de cocaïne et association de malfaiteurs après la saisie de plus de deux tonnes de poudre blanche à San Pedro et Abidjan, en avril 2022, Miguel Angel Devesa Mera n’a cessé de surprendre l’audience par sa décontraction, sa gouaille et son don pour les phrases chocs.

Alors que presque tous ses dix-huit coaccusés ont plaidé non coupable, l’ancien policier espagnol reconverti dans le narcotrafic joue – surjoue peut-être – la franchise. « Je vais vous expliquer… », lance-t-il chaque jeudi, depuis le 8 février, dans un français tâtonnant avant de balancer ses complices, innocenter les autres et démonter vis par vis, devant la cour, le système qu’il a patiemment bâti.

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D’abord, a-t-il expliqué, plusieurs types de drogues ont été vendus en Côte d’Ivoire. « Pour éviter d’inonder le marché avec trop de cocaïne de haute qualité, j’ai préféré diversifier l’offre avec de la cocaïne coupée », justifie M. Devesa Mera. De la poudre bas de gamme a donc été importée du Ghana à partir de 2018 et des spécialistes ghanéens et nigérians ont été recrutés pour la couper dans un petit laboratoire installé dans la maison de Koumassi, une commune d’Abidjan. Empaquetée, la drogue était estampillée d’un logo Mercedes.

Mais ce n’est pas cette cocaïne bon marché qui a été saisie à San Pedro en avril 2022. Miguel Angel Devesa Mera, qui dit entretenir des liens étroits avec un cartel colombien, a affirmé que cette variété « pure à 97 % » provenait du Paraguay et qu’elle était destinée à de gros acheteurs venus de toute la sous-région. « Des Nigérians, des Béninois, des Sénégalais, a-t-il énuméré. Mais surtout des Ghanéens. » La marchandise, une fois livrée, devait être revendue en Afrique de l’Ouest ou exportée en Europe.

Sous le nez des autorités

Au moment de son interpellation, Miguel Angel Devesa Mera avait reçu pour ses premières transactions 60 millions de francs CFA. Les gains attendus après écoulement complet de la marchandise auraient dû s’élever à 41,1 milliards de francs CFA (quelque 62,6 millions d’euros), selon les estimations de la justice ivoirienne. Des sommes considérables, qui permettaient au narcotrafiquant de financer un recours systématique et massif à la corruption.

Car ce vaste trafic s’est déroulé sous le nez des autorités. « C’est très facile de faire tomber tous ces gens dans la police et l’armée, a confié Miguel Devesa, lors de l’audition de l’ancien commissaire de la police criminelle de San Pedro, Karamoko Dosso, en février. Ils manquent de formation, ils manquent de moyens… » Le narcotrafiquant espagnol a détaillé sa méthode de séduction, gagnant « peu à peu les faveurs » de ses cibles en identifiant leurs points faibles.

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Le commissaire Dosso, par exemple, avait besoin de batteries solaires et d’un groupe électrogène pour l’école qu’il faisait construire. Quant à Guy Serge Leila Kouassi, l’ancien commandant de la base navale de San Pedro, il était selon M. Devesa Mera un grand amateur de boîtes de nuit et de compagnie féminine, et cherchait à financer « sa vie nocturne agitée ».

« Une fois que je vois qu’ils sont perméables, qu’ils acceptent l’argent et les cadeaux, j’en demande un peu plus », a révélé Miguel Angel Devesa Mera. Lui-même distillait les informations au goutte-à-goutte, se présentant d’abord comme un simple homme d’affaires grâce à sa société écran, Kibor Africa, avant d’évoquer des activités de « contrebande » puis, une fois la cible suffisamment ferrée, de trafic de drogue. Pour sécuriser les communications, le commissaire Dosso a été chargé d’acheter « des petits téléphones à 10 000 francs CFA », des appareils sans connexion Internet appelés « bigo » par les dealers de France.

Une tonne de cocaïne égarée ?

Grâce à ces méthodes, Miguel Devesa était parvenu à mettre sur pied un solide réseau de complicités dans divers corps de métier. Selon ses dires, César Ouattara, un élu du conseil régional de San Pedro, était ainsi devenu son bras droit dans la ville. Le commandant Leila Kouassi, lui, tenait la marine ivoirienne à distance du port lorsque la marchandise y était débarquée et devait prévenir en cas d’escale de la marine française.

Quant au commissaire Dosso, sa fréquentation permettait dans un premier temps à Miguel Devesa de soutirer des informations sur le fonctionnement et l’organisation de la police de San Pedro, et de s’assurer que ni la justice espagnole ni la justice internationale ne cherchaient à le retrouver. Dans un second temps, c’est lui qui aurait fourni une escorte policière au narcotrafiquant pour acheminer la cocaïne par la route de San Pedro à Abidjan sans être inquiété aux barrages de police.

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Mais les zones d’ombre qui subsistent sont nombreuses, le récit de Miguel Angel Devesa Mera étant parfois elliptique. « Je n’ai pas la vie d’un chauffeur Yango [application russe de VTC très utilisée à Abidjan], a-t-il lancé, goguenard, à la cour lorsque la procureure s’agaçait de quelques imprécisions dans son récit. Je suis très occupé, vous savez, c’est difficile de me souvenir de toutes ces dates. Je rencontre au moins trois ou quatre personnes par jour, des policiers, des politiciens, des Colombiens, des Vénézuéliens… Ma vie est très agitée, je brasse beaucoup d’argent mais je n’ai pas le temps d’en profiter. C’est comme Netflix ! »

La principale inconnue du dossier concerne l’étendue de ce réseau de complicités. Qui sont « les politiciens » dont parlait Miguel Devesa, alors que seul César Ouattara peut être considéré comme tel sur le banc des accusés ? La facilité avec laquelle le narcotrafiquant espagnol a pu s’installer en Côte d’Ivoire en 2018, sous sa véritable identité, alors qu’il avait passé dix-huit mois en prison au Mali pour trafic de cocaïne et meurtre, avant d’être relaxé, reste pour l’heure inexpliquée.

Quelle était la méthode prévue pour blanchir les recettes du trafic ? Miguel Angel Devesa Mera a démenti avoir fait affaire avec les sociétés 911 Sécurité et Pasta e Pizza. Quelle était, enfin, la quantité réelle de cocaïne saisie ? La justice ivoirienne en a déclaré deux tonnes, tandis que Miguel Angel Devesa Mera assure en avoir reçu trois tonnes. Une tonne de cocaïne aurait donc été égarée quelque part entre San Pedro et Abidjan.

Le Monde

Article de Marine Jeannin