« Bouaké : hautes trahisons d’Etat » : une contre-enquête sur le bombardement des soldats français en Côte d’Ivoire
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Des soldats français sur la base de Bouaké, en Côte d’Ivoire, le 10 novembre 2024, quatre jours après le bombardement du site qui a fait neuf morts parmi les militaires. PHILIPPE DESMAZES/AFP
Bonnes feuilles Voici vingt ans, neuf militaires français étaient tués lors du bombardement de Bouaké. En 2021, les auteurs ont été condamnés par contumace. Pourtant, la France les avait sous la main. Dans « Bouaké : hautes trahisons d’Etat » (Nouveau Monde Editions), Emmanuel Leclère, grand reporter à France-Inter, dissèque ce fiasco judiciaire, « miné par le secret-défense et la raison d’Etat ». Extraits.
Comme un symbole. Au printemps 2021, quand s’ouvre devant la cour d’assises de Paris, le procès du bombardement de Bouaké (Côte d’Ivoire), la salle est comble, mais le box des accusés, lui, sonne désespérément vide. Aucun des trois accusés n’est là, pas le moindre complice, encore moins de quelconques commanditaires. Alors, pour gagner un peu de place, on mettra les journalistes et des membres des familles des victimes dans le box inoccupé.
Des mercenaires sous surveillance
[Dans les jours qui précèdent le bombardement du 6 novembre 2004, des soldats français du détachement de recherche en profondeur (DRP), chargés du renseignement tactique, ont été discrètement déployés dans un vieux hangar en bout de piste de l’aéroport de Yamoussoukro. Leur mission : surveiller les allées et venues de deux gros-porteurs Antonov chargés de matériel militaire et des pilotes et mécaniciens biélorusses, mercenaires venus renforcer l’armée ivoirienne.
Les militaires français sont aux premières loges quand les avions de chasse Sukhoï se posent après l’attaque de la base de Bouaké, NDLR].
L’agent du renseignement militaire sait qu’il a sous les yeux un des assassins de ses frères d’armes. Il ne connaît pas son nom mais il connaît son visage. Un homme grand, blond. Cet homme qui est sorti de l’avion de chasse après avoir bombardé et tué, qui a gardé son casque pour qu’on ne le reconnaisse pas, est bien le même que celui qui fumait sa cigarette avant de décoller.
C’est lui, c’est sûr. Le soldat français trie, croise, recroise photos et vidéos. Des centaines d’heures de vidéos. Rivé à son ordinateur. Jour et nuit. Dans une espèce de grotte sans eau courante ni électricité, au fond d’une carrière désaffectée à moins de 30 kilomètres d’Abidjan.
Il lui faut aller vite. Faire des arrêts sur image. Vite, plus vite. Il faut classer les clichés dans des dossiers. Identifier les trois autres pilotes et copilotes. Ils sont quatre au total. Deux à la peau blanche, deux à la peau noire. Le sous-officier de Licorne, l’armée française en Côte d’Ivoire, dort peu, n’en dort plus. Il a la rage. Il faut être sûr que ce sont les coupables pour pouvoir les confondre le jour J. Le jour où ils seront arrêtés.
Ce matin du 2 novembre 2004, le colonel Patrick Bedu vient se rendre compte par lui-même du dispositif de surveillance de ses hommes du DRP à Yamoussoukro. Il est le chef du J2, le bureau du renseignement militaire de [l’opération de maintien de la paix] Licorne, basé à Abidjan.
Le DRP dispose d’un trou de quelques centimètres percé dans le mur du vieux bâtiment qu’il occupe. Assez pour filmer et photographier discrètement les décollages, atterrissages et aussi tout ce qui est débarqué par les FANCI, les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire, fidèles à Laurent Gbagbo [alors président de Côte d’Ivoire]. Une autre unité du DRP est chargée de patrouiller dans les environs, de renseigner au plus près et de sécuriser les lieux.
Les militaires français entendent le bruit reconnaissable des moteurs de deux Sukhoï SU-25 UBK biplaces. Ces deux avions de chasse, basés jusque-là à Abidjan, volent en Côte d’Ivoire depuis qu’ils sont venus en mai 2003 renforcer la toute petite armée de l’air ivoirienne.
Ils ne sont pas tant reconnaissables au bruit de leur moteur qu’à la gueule de requin peinte sur l’avant de leur carlingue. Ils viennent se garer à quelques mètres seulement du hangar de Licorne, dans un esprit de provocation manifeste. S’ensuivent quelques heures de discussion et de tensions pour que les deux appareils soient déplacés à l’autre bout de la piste.
L’avantage de cet incident, c’est que les équipages des Sukhoï SU-25 de l’armée de l’air ivoirienne sont là, présents, au complet, sans se cacher, à quelques mètres seulement du téléobjectif du DRP. Ils sont filmés et photographiés sous toutes les coutures de leurs combinaisons, mais aussi en gros plan, à visage découvert, leur casque dans les bras.
Un marchand d’armes français au cœur de l’affaire
Avant de quitter son poste en février 2006, la première juge d’instruction dans ce dossier du bombardement de Bouaké, Brigitte Raynaud, avait lancé une commission rogatoire avec une demande d’entraide judiciaire au Togo, pour qu’un magistrat togolais entende le marchand d’armes français Robert Montoya et sa secrétaire Gallyna Nesterenko.
L’objectif était de les interroger sur les conditions dans lesquelles les mercenaires biélorusses ont pu débarquer au Togo, dix jours après le bombardement de Bouaké. Brigitte Raynaud avait également demandé au procureur du tribunal aux armées à Paris, Jacques Baillet, un « réquisitoire supplétif » pour lancer une procédure à part à l’encontre Robert Montoya. En 2004, il était à la tête de plusieurs sociétés et employait environ 3 500 salariés.
L’objectif étant de vérifier dans quelles conditions financières et juridiques il avait servi d’intermédiaire pour la fourniture des avions de chasse Sukhoï SU-25 et les pilotes qui ont bombardé les soldats français le 6 novembre 2004. Un des objectifs était, entre autres, de vérifier si Robert Montoya n’a pas violé l’embargo sur les ventes d’armes décrété par l’ONU pour la Côte d’Ivoire, dans les heures qui ont suivi le bombardement de Bouaké.
Robert Montoya est présenté souvent comme un ancien gendarme d’élite ayant appartenu au GIGN dans les années 1980.
Mais au siège du GIGN à Satory près de Versailles, on ne trouve pas de trace du passage de Robert Montoya. Tous les membres de l’unité sont répertoriés depuis les origines de l’unité, assure l’actuel chef du GIGN, Ghislain Réty. Et Robert Montoya n’en fait pas partie. Le fondateur du GIGN, Christian Prouteau, m’a confirmé que Robert Montoya a bien été un enquêteur gendarme de section de recherche… mais qu’il n’avait jamais mis les pieds au GIGN.
C’est la présence de Mig-23 [autres avions de chasse] début novembre 2004 (et un hélicoptère hors d’âge servant de simulateur) qui fait naître des soupçons de violation de l’embargo sur les ventes d’armes en Côte d’Ivoire.
Cependant, Robert Montoya était déjà suivi par les services de renseignement français et togolais. La DGSE suivait ses activités depuis qu’il avait signé un très gros contrat avec la compagnie parapétrolière américaine Halliburton.
Robert Montoya devait sécuriser des convois pour des matériels destinés à l’industrie pétrolière, du port de Lomé vers la région du lac Tchad. Mais ce sont surtout ses percées en Côte d’Ivoire sur le marché de la sécurité et de l’armement qui ont été remarquées, comme le souligne cette note de la DGSE, produite en avril 2003 :
ACTIVITÉS INTERLOPES DE LA SOCIÉTÉ DARKWOOD
La société offshore Darkwood Ltd (Gibraltar), dirigée par le ressortissant français Robert Montoya, poursuit ses activités d’intermédiation en armement au profit de la Côte d’Ivoire. Depuis le début de l’année 2003, M. Montoya a transmis aux autorités ivoiriennes plusieurs cotations pour deux appareils d’attaque au sol Sukhoï SU-25 biplaces, des armes et des munitions de petit calibre, des équipements militaires, ainsi que des pièces détachées aéronautiques.
Une cotation prévoit la location et l’achat d’avions-cargos de type Antonov An-12, dont l’un serait équipé pour larguer des parachutistes et des matériels. M. Montoya a également reçu, de la société française S., une commande émise par Abidjan concernant des équipements militaires.
La société Darkwood Ltd assure la réparation de l’un des trois hélicoptères de combat Mi-24 livrés au cours du dernier trimestre 2002. Cet appareil, qui n’a pas été vendu par M. Montoya, connaît, en effet, des problèmes mécaniques. M. Montoya et sa société pourraient également contribuer à former des pilotes et des techniciens ivoiriens à l’utilisation d’hélicoptères Mi-24.
La lettre d’une juge à la ministre de la Défense
Début 2006, la juge d’instruction Brigitte Raynaud, arrivant au bout des dix ans d’instruction au même poste, doit laisser le dossier Bouaké. Fait rarissime, elle fustige, dans une lettre adressée à la ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie, les entraves à son enquête judiciaire. Entraves liées au manque de coopération des services de renseignement.
Madame le Ministre,
Au terme de plus de douze années d’exercice, je quitte, comme vous le savez, mes fonctions de juge d’instruction auprès du Tribunal aux armées de Paris. J’ai véritablement apprécié le travail accompli avec les militaires français ainsi que les relations nouées avec les autorités judiciaires étrangères. Toutefois, je tiens à vous faire part de mes regrets concernant l’affaire de l’attaque aérienne menée à Bouaké, le 06 novembre 2004, par l’armée ivoirienne, ayant causé le décès de neuf militaires français et blessé nombre d’entre eux. Vous connaissiez l’attente réelle et légitime des familles et des victimes, convaincues de votre volonté exprimée de faire toute la lumière sur cette affaire.
Tel n’a pas été le cas puisque, depuis près d’un an, aucun concours spontané ne m’a été donné par les services qui dépendent de votre autorité. Les progrès de cette enquête n’ont été permis que par mes demandes réitérées et jamais pleinement satisfaites, de déclassification de documents classifiés secret-défense ou confidentiel-défense d’initiative par vos services.
Je relève qu’à la fin de ma mission, aucun renseignement ne m’a été fourni sur les raisons pour lesquelles les mercenaires et leurs complices, identifiés comme auteurs de ce crime, bien qu’arrêtés immédiatement ou dans les jours qui ont suivi les faits, avaient été libérés sur instruction ou avec le consentement des autorités françaises sans avoir été déférés à la justice.
C’est pourquoi j’exprime aujourd’hui le souhait que l’ensemble des documents restés secrets soient intégralement déclassifiés et vous laisse le soin d’agir en ce sens, afin d’identifier maintenant les commanditaires de cet acte criminel et de cerner les responsabilités de chacun. Telle est ma dernière demande.